Une étymologie pour le toponyme breton KERESPERT / KERESPERTZ

J'ai eu le plaisir de passer presque une année dans une maison située au lieu-dit KERESPERT, à la limite entre les communes de Saint-Clet et Pommerit-le-Vicomte dans les Côtes-d'Armor, à 6 km au sud de Pontrieux et à 3 km au sud-ouest de St-Gilles-les-Bois. Comme linguiste, je me suis posé la question de l'étymologie de ce toponyme.

Ker1.JPG Ker_St-Gilles.JPG Ker2.JPG

En consultant des documents plus anciens, ce nom est attesté sur la carte de l'IGN au 50 000e de 1950 sous la forme KERPERS, et sur la carte d'état-major au 80 000e levée entre 1845 et 1855, avec une graphie peu claire K(er)SPE?.

Carte_1950.JPG Ker_Etat-Major.JPG

Sur le cadastre ancien de Saint-Clet de 1839, il est noté K(er)ESPERS

K3.JPG

Comme nous allons le voir, il est vraisemblable que ce toponyme existe également sous les formes KERESPERTZ, KERESPERZ, KERESPERS ou KERESPER.

Un lieu-dit nommé KERESPER se trouve à 1,5 km à l'est de St-Gilles-les-Bois, à 3 km à vol d'oiseau.

Ker_St-Gill.JPG

Une étude généalogique intitulée 'la Falaise en Evran et la famille Robiou'
[http://jodenoual.chez.com/la%20falaise/la%20falaise%20robiou.htm#_ftn1] fournit des informations intéressantes sur des époques plus anciennes.
"C'est seulement ... plus tard, à partir de Jehan ROBIOU, époux de Marie de ROSTRENEM, vivant à la fin du XIVème siècle, père d'Yves ROBIOU, né en 1420, et aïeul de Jehan ROBIOU, né en 1461, que la filiation de la famille ROBIOU est clairement établie jusqu'à nos jours. C'est ainsi, sur les terres de Kerespert (dont il a pris le nom), lieu-dit situé aux environs de Saint-Gilles-en-Pommerit-le-Vicomte, dans l'évêché de Tréguier, qu'apparaît le premier ROBIOU dont nous connaissons avec précision le lieu et la date de naissance; il est possible, cependant, que son père, Jehan ROBIOU, vivant vers les, années 1390, soit également né à Saint-Gilles. Cet Yves ROBIOU de KERESPERT est l'auteur de toutes les branches ROBIOU décrites ci-après ...
Mais, entre 1500 et 1510, Jehan ROBIOU et Jeanne PRIGENT quittent les maisons et les terres qu'ils possèdent au lieu-dit Kerespert - à 4 Km au nord de Pommerit-le-Vicomte - pour venir habiter au manoir de la Falaise-en-Evran (Ille-et-Vilaine)...
"

On trouve ce toponyme, sous la forme KERESPERS, à 1,5 km au nord-ouest de Runan, à 8 km à vol d'oiseau.

Ker-Runan.JPG

Dans l'histoire de la commune de Pommerit-Jaudy (actuellement commune associée de la nouvelle commune de La Roche-Jaudy) [https://larochejaudy.bzh/historique-de-pommerit-jaudy], il est mentionné que La seigneurie de Kerespert (ou Kere[s]bertz, aussi Keressé) possédait jadis un droit de moyenne justice qui s’exerçait à l’auditoire de Tréguier. Propriété d’Olivier du Dresnay en 1582. En 1674, cette petite seigneurie est annexée à celle de Rocumelin.
Ce lieu est peut-être celui actuellement situé dans la commune de Runan.

Sous la forme KERESPERTZ, il existe au nord du village de Trédarzec, juste à l'est de Tréguier, à 17 km à vol d'oiseau.
Une étude d'héraldique [https://man8rove.com/fr/blason/ktfm1a31-kerespertz-alias-kerespers] cite le Nobiliaire de Bretagne (1668-1671) qui mentionne une Marguerite de Kerespertz (en 1510) et une Catherine de Kerespers (vers 1550), ainsi que de nombreux Seigneurs de Kerespertz ( graphie presque unique), seigneur du dit-lieu en Trédarzec, avec armoiries.
Ker_Tredarzec.JPG

On le trouve encore dans la commune de Louannec sous la forme KERESPER(T)Z, à 25 km à vol d'oiseau au NW.
Ker_Louannec.JPG
Il figure sur le cadastre de 1819 sous la forme K(er)ESPER
Ker_1819.JPG

Plus à l'ouest, on trouve ce toponyme, sous la forme KERESPERTZ, juste au nord de Trédrez, à 8 km au sud-ouest de Lannion.
Ker_Tredrez.JPG

Sous la forme MENEZ KERESPERS, il apparait à 2,5 km au sud de Plougonver (à 19 km au sud-ouest de Guingamp) [Bret. menez = mont, montagne, colline]
Menez_Ker.JPG

Non loin de là, au sud de la commune de Calanhel, on trouve le lieu-dit KERESPARS (on y a découvert il y a une quarantaine d'années une monnaie d'or des Osimes). La présence du R en finale de syllabe pourrait avoir ouvert le E en A.
Le site [https://tyarcaouen.synology.me/documents.php] cite plusieurs contrats du XVIIe siècle concernant des propriétés sises à KERESPERTZ/S dans cette commune.
Ce même site mentionne en 1706 un acte concernant la ferme et métairie de KERESPERTS dans la commune de Plusquellec, juste au sud de la commune de Calanhel. S'agit-il du lieu-dit précédent ?
Il existe un second lieu de même nom dans la commune de Leuhan dans le Finistère.

Enfin, on trouve le lieu-dit KERESPERT dans la commune de Plobannalec,dans le département du Finistère, au nord de Lesconil.
Ker_Plo.JPG
L'Office Public de la Langue Bretonne a réalisé en 2009 une étude toponymique de la commune de Plobannalec-Lesconil
[ https://www.fr.brezhoneg.bzh/include/viewFile.php?idtf=3424&
path=55%2F3424_541_Anviou-lec-h-Pornaleg-Leskonil.pdf
]
Pour le toponyme KERESPERT, l'étude (p. 35) signale les graphies suivantes:

Ce toponyme, sous diverses formes, semble donc bien attesté, surtout dans le Trégor.

Concernant l'étymologie, on peut d'ores et déjà noter que KER-, ubiquiste en Bretagne, ne pose aucune difficulté: 'ville', 'village', 'villa' [au sens latin du terme], ici avec le sens d' 'habitation (ou groupe d'habitations) agricole isolée'.
La seconde partie provient soit d'une forme en 'ESP...' soit d'une forme en "SP..." avec un 'e' épenthétique brisant le groupe consonantique lourd 'R(e)SP'

L'étude de L'Office Public de la Langue Bretonne sur la toponymie de la commune de Plobannalec-Lesconil propose comme étymologie:
Kêr, 'village, lieu habité...' suivi du nom breton Resperz attesté au IXe siècle sous la graphie Resbert formé avec Berth, 'brillant, beau, prospère'. Le "z" final des formes anciennes n'est plus prononcé ¹.

La présence d'un patronyme germanique issu de berht (cf. les patronymes dérivés 'Berthaud, Brecht, Bert...') n'est certes pas impossible, mais sa fréquence en Trégor resterait néanmoins surprenante.

Cela nous incite à chercher une étymologie alternative.
La consultation du Geriadur Bras de F. Favereau ne donne pas de forme satisfaisante en 'ESP...'
ESPER est très vraisemblablement un emprunt au français 'espoir', et n'explique pas les variantes en '-T' et '-TZ'. Son association avec 'KER' ne donne pas un sens plausible.
Quant à ESPERT, un emprunt sans doute récent au français 'expert', sa combinaison avec KER- est sémantiquement impossible.

Le Catholicon de Jehan Lagadeuc (manuscript achevé en 1464; imprimé en 1499) ne livre aucune forme compatible.

Tout autre est le cas pour une forme en SP...
Dans le Geriadur, SPERED 'esprit', dérivant de manière transparente du latin (ecclésiastique) spiritus, est un candidat de choix.
Le Catholicon livre la forme SPERET, glosée esperit et (sainct) esprit en moyen-français, et spiritus en latin.
La neutralisation (classique) de l'opposition de sonorité des occlusives en position finale rend compte de l'hésitation entre un -D et un -T final.
L'amuissement (classique) de la finale latine -us en raison de l'accentuation celtique sur la syllabe pénultième ² donne
- une finale graphique bretonne en -T/D s'il est total,
- et -TZ s'il est partiel, avec conservation de la consonne sifflante finale.
La graphie -TZ recouvre sans doute une prononciation [ts] ou une simple palatalisation [t'], qui peut ultérieurement passer à [s] ou même disparaître.
La présence du -r- médian rend compte de l'ouverture des deux -i- latin en -E- en breton.

On postulera donc une forme KER-E-SPERET(Z), avec une voyelle épenthétique entre KER- et -SPERET(Z), qui donnera KER-E-SPERT(Z) sous l'effet d'une accentuation proparoxitonique (= sur l'avant-dernière syllabe) amuïssant la voyelle finale posttonique.

Reste à préciser ce que recouvre sémantiquement le terme 'esprit'.
Il s'agit vraisemblablement selon nous du patronyme ou prénom Esprit.

Dans son étude sur 'Les prénoms masculins à Rennes pendant la révolution (1785-1805)' (Annales historiques de la Révolution française, 322, 2000), Jean-Pierre Lethuillier a recensé 14 Esprit sur 24 000 prénoms masculins et féminins (bien loin des quelque 3071 Jean et 3331 Marie !).

Au XVe siècle, on connait par exemple un Esprit de Montauban dans l'entourage de François II, duc de Bretagne (Dreyer J.F., Espace et territoire ruraux en Cornouaille (XVe-XVIe siècles), Thèse, Université de Rennes 2, 2013, p. 53).

D'après les bases de données de Geneanet [https://www.geneanet.org/prenom/Esprit], la fréquence de ce prénom dans la France entière décline régulièrement depuis le XVIIe siècle, où sa fréquence atteignait au plus 1 sur 2000. Esprit.JPG

Néanmoins une recherche rapide sur internet n'a pas permis de trouver d'exemples d' (E)SPERED/T employé comme nom ou prénom en Bretagne.

Pour conclure, KERESPERT(Z) (que l'on pourrait "franciser" en Keresprit) rejoindrait donc les très nombreux noms de lieu où le vocable KER- est suivi d'un (pré)nom, comme l'attestent des toponymes comme KERDANIEL ou KERYVON, pour n'en citer que deux.

___________________________

¹ Dans son article 'Monasteriola aux IXe et Xe siècles d’après le Cartulaire de Saint-Sauveur de Redon et les Gesta des saints de Redon', dans 'Le Pouvoir et la Foi au Moyen-Age', Soleil S. et Quaghebeur J.(eds), PUR, 2010, Bernard Tanguy signale (p. 77)
En marge d’un acte dont n’ont été conservées que les trois premières lignes... figure la mention de 'silva ad monasterium Gorasoi'. Trois hommes, Borc, Fetbert et Resbert vendent à un autre, dont le nom figurait sur le folio suivant, une petite pièce de leur terre... Les trois personnages cités, aux noms germaniques, sont mentionnés, dans un autre acte, au nombre des douze franci qui, appelés à témoigner en audience publique dans un différent entre les moines et un certain Fetmer à propos d’une terre en Langon (Ille-et-Vilaine), jurèrent sur l’autel de Saint-Pierre..."

² Voir par exemple le traitement de l'emprunt spiritus au chapitre 'British Accent' dans Schrijver P. 'Studies in British Celtic Historical Phonology', 1995, p. 16.